Beatriz Jurado
 Beatriz Jurado-Apruzzese est chercheuse en physique nucléaire. Image : Fabrice Mesples Carrere

Béatriz Jurado, physicienne nucléaire, médaillée d'argent du CNRS 2025

Distinctions

Spécialiste de réactions nucléaires et fission, Beatriz Jurado-Apruzzese est chercheuse au Laboratoire de physique des 2 Infinis de Bordeaux (LP2I Bordeaux). En 2025, elle est récompensée de la médaillée d’argent du CNRS. Lauréate d’une bourse ERC Advanced, cette expérimentatrice a développé une technique innovante qui permet d’étudier les réactions induites par neutrons de façon indirecte dans un anneau de stockage. Grâce à des conditions expérimentales particulièrement optimisées, la chercheuse a réalisé ces dernières années des mesures jusqu’alors hors de portée des installations existantes. Après avoir testé sa méthode sur des noyaux de plomb et d’uranium, elle projette désormais de la mettre à profit pour étudier des noyaux exotiques particulièrement instables, avec des retombées attendues en astrophysique ou dans le domaine de l’énergie nucléaire. Beatriz Jurado-Apruzzese souhaite également s’investir dans la valorisation des détecteurs photovoltaïques développés dans le cadre de son ERC, qui ont démontré leur efficacité lors de ses premières campagnes de mesures.  

Je pratique une physique très fondamentale, mais dont les résultats peuvent avoir des applications en astrophysique ou pour l’énergie nucléaire.
J’ai maintenant la conviction qu’une petite équipe très soudée peut aller très loin.

« Lorsque nous avons vu le signal attendu sur le détecteur, quelle joie ! Mon doctorant en a pleuré ! », se remémore Beatriz Jurado-Apruzzese. Ce jour de 2022, cette physicienne nucléaire a la confirmation que son intuition était la bonne. Et que la méthode qu’elle a développée sans relâche depuis presque dix ans est bien à même de renouveler le paysage expérimental des études indirectes des réactions par capture de neutron. Ces réactions sont à la base du fonctionnement des centrales nucléaires et essentielles aussi pour comprendre la synthèse des éléments lourds dans les étoiles, mais dont les mécanismes fondamentaux sont encore mal compris. 

La physique nucléaire, cette expérimentatrice d’origine espagnole l’a découverte par hasard, à la faveur d’un séjour Erasmus à Mayence : « j’aimais aussi la philosophie et d’une façon générale me poser des questions profondes », se souvient-elle. Evoquant son parcours, la chercheuse insiste sur les rencontres déterminantes. Durant son doctorat, au Centre de recherche sur les ions lourds de Darmstadt, c’est celle de son directeur qui l’initie aux méthodes expérimentales dites de cinématique inverse. « En envoyant le noyau lourd sur une cible légère, et non l’inverse, on dépasse l’impossibilité de manipuler des cibles composées de noyaux très instables », explique la spécialiste. Recrutée au CNRS en 2004, Beatriz Jurado-Apruzzese poursuit ses recherches au Laboratoire de physique des 2 Infinis de Bordeaux, explorant tout l’intérêt des méthodes dites indirectes par substitution. Comme elle le détaille, « plutôt que de provoquer des réactions par capture de neutrons, difficiles à manipuler, nous utilisons une cible de deutérium. Une analyse complexe permet ensuite de remonter aux caractéristiques de la réaction d’intérêt. »

Faire passer un faisceau à travers une cible un très grand nombre de fois

Le déclic se produit en 2014. À un congrès, la physicienne écoute un « talk » sur les anneaux de stockage, au sein desquels des faisceaux d’ions sont confinés pendant plusieurs minutes, effectuant environ un million de révolutions par seconde. « On peut alors imaginer un faisceau passant à travers une cible un très grand nombre de fois, d’où la possibilité d’une cible extrêmement diluée avec à la clé une réduction drastique du bruit expérimental ! », pense-t-elle. D’un mot, un anneau de stockage serait l’installation idéale pour des expériences par méthode de substitution en cinématique inverse ! Nombreux sont ceux qui balaient l’idée : « trop difficile », « illusoire », « impossible »… Beatriz Jurado-Apruzzese se heurte à des refus de financement. Mais en 2020, un collègue allemand lui suggère de tenter sa chance pour une bourse ERC Advanced : « Je pensais ne pas être au niveau, je monte néanmoins un dossier, sacrifiant mes vacances en famille ! »

Bonne pioche ! Les développements concrets peuvent débuter, avec un focus sur la problématique des détecteurs qui doivent être compatibles avec l’ultravide dans l’anneau. Deux pistes sont suivies : l’insertion des détecteurs classiques, en silicium, dans des enceintes avec des fenêtres ultra minces en acier inox mises au point par les mécaniciens de l’Institut Max Planck, à Heidelberg. « Ça a été un cauchemar… jusqu’à ce que ça marche ! », plaisante la chercheuse. En parallèle, sa petite équipe propose une technique innovante à base de cellules photovoltaïques, intéressantes du fait de leur très faible coût et de leur très bonne résistance aux radiations.

Probabilité d’émission de trois neutrons de l'uranium

En 2022, tout est prêt pour une première campagne de mesures auprès de l’anneau de stockage expérimental de l’installation GSI/FAIR, en Allemagne. Résultat : les expérimentateurs mesurent la variation de la probabilité qu’un noyau excité de plomb 208 émette un neutron en fonction de son énergie d’excitation, une première ! Et ce avec une efficacité de 100 %. Rebelote en 2024 : Pour la première fois, des chercheurs mesurent simultanément la probabilité de l’ensemble des modes de désexcitation et de fission de l’uranium, mesurant même la probabilité d’émission de trois neutrons! « C’était magique : le résultat mais aussi le fait de le partager avec toute l’équipe », témoigne Beatriz Jurado-Apruzzese.

Au terme d’une décennie à batailler, la directrice de recherche s’amuse de sa nouvelle notoriété : « Si je le voulais, je pourrais être en voyage tous les mois. » Si elle essaie de répondre à un maximum de sollicitations, elle indique surtout s’attacher à mettre en avant ses doctorants et post-doctorants : « J’ai eu de la reconnaissance, pour moi c’est un peu fait maintenant… », glisse-t-elle. Ce qui ne l’empêche pas de déborder de projets. Avec en ligne de mire en 2027 une première campagne de mesures sur des noyaux exotiques, particulièrement instables, qui ne pourront être étudiés en détail que grâce à la nouvelle technique. 

En parallèle, la physicienne s’implique dans la vie de sa communauté. Membre du GDR de Physique Nucléaire RESANET, elle a également participé à la rédaction, en 2023-2024, du Long Range Plan du NuPECC, un document stratégique majeur qui trace les grandes orientations de la recherche en physique nucléaire en Europe pour la décennie à venir. A quoi s’ajoute, entre autres, le porte-parolat de la collaboration entre GSI et l’IN2P3. Beatriz Jurado-Apruzzese ajoute : « Je souhaiterais aussi m’investir dans la valorisation des techniques de physique nucléaire, avec à l’esprit des applications pour les détecteurs photovoltaïques qui, testés dans l’anneau de stockage, ont donné des résultats remarquables, même si je n’ai pas beaucoup de temps… » Mais l’envie, sans aucun doute !

Auteur : Mathieu Grousson (agence Les chemineurs)

Contact

Marcella Grasso
IN2P3 deputy scientific director for nuclear and hadronic physics
Emmanuel Jullien
Responsable du service communication CNRS Nucléaire & Particules