Anatael Cabrera : « Le concept SuperChooz d’étude des neutrinos est bien plus ambitieux que les deux précédents réalisés à la centrale de Chooz »

Institutionnel Physique des particules

L’IN2P3 et EDF ont signé le 7 septembre un accord de partenariat pour explorer la faisabilité d’une expérience neutrino de grande envergure sur le site de la centrale nucléaire de Chooz dans les Ardennes. Baptisé SuperChooz, ce projet envisage de mettre en œuvre une technologie de détection radicalement nouvelle qui pourrait positionner ce site européen au centre de l’échiquier de la recherche mondiale sur les neutrinos. Anatael Cabrera, responsable scientifique du projet exploratoire SuperChooz  et inventeur de cette nouvelle technologie nous explique le projet.

Photo de la signature de l'accord SuperChooz Pathfinder
Le 7 septembre 2022, Reynald Pain (à droite), Directeur de l'IN2P3 et Cédric Lewandowski, Directeur exécutif groupe EDF et Directeur du parc nucléaire et thermique (à gauche), ont signé ensemble l'accord de collaboration du projet SuperChooz Pathfinder. © IN2P3

 

Quel est le contenu de l’accord signé avec EDF ?

Après l’expérience "Chooz" dans les années 90, puis "Double Chooz"1 dans les années 2010, cet accord, signé le 7 septembre, est une nouvelle étape dans la collaboration entre EDF et l’IN2P3. Il concerne les études de faisabilité d’un nouveau projet de recherche sur les neutrinos beaucoup plus ambitieux que les précédents : l’expérience SuperChooz. Dans le cadre de cet accord, nos équipes vont pouvoir valider la nouvelle technologie de détection et son déploiement à grande échelle, mais aussi s’assurer qu’il y a un véritable programme scientifique à la clé. Côté EDF, les ingénieurs vont étudier la faisabilité technique du projet sur le site de la centrale, en particulier l’installation du détecteur dans la caverne du réacteur Chooz A en cours de démantèlement.

Concrètement, en quoi consiste ce projet SuperChooz ?

Notre ambition est d’installer un énorme détecteur de 10 kilotonnes, dit lointain, accompagné de deux petits détecteurs à proximité immédiate des deux réacteurs en activité de la centrale nucléaire de Chooz. Tous trois seront dotés d’une technologie radicalement nouvelle. Ils seront remplis d’un liquide, non pas transparent comme celui de tous les autres grands détecteurs en construction dans le monde (JUNO, Hyper-Kamiokande ou encore DUNE), mais d’un liquide opaque dans lequel la lumière est piégée. Cette technique, baptisée LiquidO2 et conçue à la fin 2012, devrait nous permettre d’étudier les neutrinos avec une précision jamais atteinte.

Comment un liquide opaque surpasserait-il les technologies transparentes ?

Avec les liquides transparents on capte un flash lumineux global qui donne l’énergie de la particule incidente, mais sans possibilité de l’identifier avec certitude car il n’y a pas de détails "topologiques" de la particule détectée. Avec un liquide opaque, les photons produits par les réactions sont piégés localement par diffusion et collectés par un étroit maillage de fibres optiques. Au lieu d’un unique flash, on dispose dès lors d’un historique complet temporel et géographique de la chaine de réaction des particules qui nous permet de trier avec une grande efficacité les signaux issus des neutrinos de ceux générés par le bruit de fond. Dans le cas de SuperChooz, l'avantage est de pouvoir identifier la nature très spéciale des neutrinos provenant des réacteurs, dont l’interaction dans le détecteur conduit à l’annihilation de positrons (e+). La technologie nous permettra, si tout marche comme prévu, de réduire significativement les bruits de fond, typiquement dominés par des particules comme des électrons (e-) et des rayons gammas (γ) afin d’extraire le signal neutrino. La validation complète du bon fonctionnement de la technologie LiquidO auprès des réacteurs nucléaires a déjà démarré. Elle est l’objet du projet pilote AntiMatter OTech, financé par une EIC rassemblant EDF et cinq institutions scientifiques internationales.

Qu’est-ce que l’expérience SuperChooz pourrait apporter de plus que les autres expériences ?

Notre énergie de travail sera autour de 1 MeV. Une énergie pour laquelle les détecteurs comme Hyper-Kamiokande ou DUNE commencent à devenir aveugles. Nos observations et résultats seront donc complémentaires. JUNO, quant à elle, est une expérience d’ultra précision qui va beaucoup influencer la science des neutrinos, mais dont les résultats ne pourront pas être validés par une autre expérience équivalente auprès de réacteurs. Avec un volume deux fois plus faible, SuperChooz devrait pouvoir apporter une bonne fraction de cette validation. Mais ce n’est pas tout, au-delà de la complémentarité, SuperChooz contribuera aux mesures de précision mondiales. Par exemple, la mesure de l'angle de mélange "θ13" qui vient d'être mesuré durant la décennie précédente au pourcent, pourrait être amélioré en précision d'un facteur de presque dix. Cette information, avec d‘autres, sont critiques pour la précision ultime de toutes les autres expériences du monde. De plus, nous prévoyons d’ajouter de l’indium à notre liquide opaque pour le rendre sensible aux neutrinos électroniques du soleil - une stratégie beaucoup étudiée par le passé mais jamais mise en œuvre sur une expérience. SuperChooz pourrait ainsi devenir la première expérience de l’histoire capable d’étudier à la fois les antineutrinos des réacteurs nucléaires et les neutrinos du soleil dans un site presque en surface. SuperChooz est donc une opportunité unique pour tester les paramètres du modèle standard, et pour explorer avec grande précision  ses symétries.

Comment l’idée de ce projet a-t-elle germé ?

Tout s’est cristallisé en 2018 au moment où le démantèlement de l’expérience Double Chooz approchait et que l’on se demandait s’il y avait encore un programme scientifique à mener sur ce site. A cette époque, EDF commençait le démantèlement du réacteur souterrain Chooz A, dont les cavernes, 50 000m3 au total, devaient à terme être vidées puis comblées. L’accès à ces cavernes, qui était presque de la science-fiction pour nous jusqu’alors, est soudain devenu une possible opportunité à explorer, d’autant qu’à ce moment-là, les développements de LiquidO commençaient à se concrétiser. Les équipes de l’APC, du LAL (maintenant IJCLab), du LNCA et de SUBATECH ont donc planché sur la question et le projet SuperChooz a naturellement émergé grâce à son fort potentiel dans la physique de précision des neutrinos de réacteur. Mais rapidement nous avons aussi réalisé qu’avec un détecteur d'une telle taille, l’un des plus grands au monde, SuperChooz aurait le potentiel de devenir un observatoire pour les neutrinos solaires, atmosphériques et de supernovæ ou encore pour les géo-neutrinos. Il devenait aussi envisageable d’explorer avec cette expérience la désintégration du proton. Ainsi, plusieurs années d’études préalables sur la faisabilité ont mené à cet accord autour du projet exploratoire SuperChooz Pathfinder censé durer 5 ans.

N’est-ce pas problématique de mettre un détecteur de neutrinos à la place d’un ancien réacteur nucléaire ?

La question est loin d’être anodine. On veut installer une expérience sur les neutrinos, ultrasensible à la radioactivité, dans la caverne d’un ancien réacteur nucléaire. Concrètement, EDF va démanteler tous les matériels, puis assainir les ouvrages de génie civil. La radioactivité liée au fonctionnement sera ensuite retirée et le site contrôlé par l’Autorité de Sureté Nucléaire. Ce n’est qu’à ce stade que l’installation pourra être déclassée et rendue disponible. Coté CNRS, nous avons fait des estimations sur la base des chiffres prévus par EDF et c'est plutôt le bruit de fond cosmique qui devrait dominer du fait de l’enfouissement limité du site. Mais il faudra effectuer des estimations plus précises au cours de la phase d'exploration du projet. Dans le cadre de SuperChooz Pathfinder les ingénieurs d’EDF vont surtout vérifier que la caverne est bien adaptable à l’installation du détecteur. Il y a un rapport d’entraide précieux qui s’est tissé avec le temps entre EDF et l’IN2P3. Et c’est une chance unique que nous avons là.

 

Visite de la direction de l'IN2P3 dans la caverne du réacteur Chooz A en cours de démantèlement
Visite de la direction de l'IN2P3 dans la caverne du réacteur Chooz A en cours de démantèlement. © EDF

 

  • 1Article de Double Chooz paru dans Nature Physics (https://www.nature.com/articles/s41567-020-0831-y)
  • 2Publication LiquidO dans Nature Physics Communication (https://www.nature.com/articles/s42005-021-00763-5)

Pour en savoir plus :

Liens utiles

Vue d'artiste du projet

Vue de principe de l'expérience SuperChooz
Vue d'artiste du principe de l'expérience SuperChooz dont le projet SuperChooz Pathfinder va étudier la faisabilité. Le détecteur de 10 kt, en premier plan, sera enfermé dans une caverne (non représentée) sous les reliefs Ardennais à proximité de la centrale de Chooz qui se trouve de l'autre côté de la Meuse. Deux autres petits détecteurs seront installés à proximité immédiate des deux réacteurs en service de Chooz B. Les petits personnages dans le grand détecteur donnent l'échelle gigantesque du projet. © Marc Léger   pour IJCLab

 

A propos de l'équipe SuperChooz

Le projet SuperChooz implique des scientifiques des laboratoires IJCLab, LP2I Bordeaux et SUBATECH :

Marie Amiens, Project Manager “AntiMatter-OTech” (IJCLab), Mathieu Bongrand (SUBATECH), Christian Bourgeois, responsable Technique (IJCLab), Dominique Breton (IJCLab), Matthieu Briere (IJCLab), Anatael Cabrera, responsable scientifique et PI (IJCLab), Arnaud Cadiou (SUBATECH), Herve Carduner (SUBATECH), Vincent Chaumat (IJCLab), Emmanuel Chauveau (LP2I Bordeaux), Jean-François Le Du, directeurdu  LNCA, responsable Sites (IJCLab), Raphaël Gazzini (IJCLab), Franck Legrand (IJCLab), Pia Loaiza (IJCLab), Giulia Hull (IJCLab), Jihane Maalmi (IJCLab), Christine Marquet (LP2I Bordeaux), Bernard Mathon (IJCLab), Diana Navas (IJCLab), Pascal Rusquart (IJCLab), Laurent Simard (IJCLab), Benoit Viaud (SUBATECH), et Frederic Yermia, PI (SUBATECH).

 

Equipe SuperChooz en visite sur le site de la centrale de Chooz.
L'équipe SuperChooz et les directions d'IJCLab et de SUBATECH en visite sur le site de la centrale nucléaire de Chooz (Ardenne) © EDF

 

Contact

Arnaud Lucotte
DAS Accélérateurs, détecteurs et technologies
Anatael Cabrera
Chercheur à IJCLab et porte-parole de la collaboration LiquidO
Emmanuel Jullien
Responsable du service communication de l'IN2P3