Une méthode d’analyse statistique révèle les propriétés thermodynamiques des noyaux soumis à des conditions extrêmes
En mettant en œuvre une méthode novatrice d’analyse statistique d’inférence bayésienne en physique d’ions lourds, des scientifiques du GANIL et du LPC Caen sont parvenus à faire le lien entre des données expérimentales et les propriétés thermodynamiques des nucléons et noyaux d’atomes générés dans les collisions nucléaires. Une prouesse qui met à portée de main la caractérisation précise des propriétés de la matière ultra-dense des collisions du GANIL, et la compréhension des phénomènes à l’œuvre dans les explosions d’étoiles où des conditions similaires sont à l’œuvre.
Pour comprendre l’infiniment grand, il faut souvent se tourner vers l’infiniment petit : c’est en tout cas la voie qu’a choisie un groupe de scientifiques internationaux mené par des scientifiques du LPC Caen et du GANIL pour percer les mystères des supernovæ, ces explosions d’étoiles massives qui illuminent périodiquement notre coin d’Univers. Pour déterminer la composition de la matière ultra-dense présente dans ces corps célestes, les physiciennes et physiciens sont allés chercher du côté des collisions d’ions lourds au GANIL. Il faut dire que le bouillon de particules issu de ces collisions à haute énergie ressemble à s’y méprendre à l’environnement ultra dense et chaud des supernovæ, et présente l’avantage d’être contrôlable, reproductible, et à portée de main. Seul inconvénient : ce bouillon chaud est éphémère, et les observations après son refroidissement sont insuffisantes pour remonter directement aux propriétés thermodynamique des nucléons et des noyaux. C’est maintenant chose faite grâce à l’usage d’une méthode d’analyse statistique dite « d’inférence bayésienne » appliquée de manière pionnière à un modèle théorique de thermodynamique nucléaire. Un résultat publié dans la revue Physical Review Letters.
Le travail statistique faisant l’objet de cette publication s’appuie sur les données collectées par le détecteur INDRA, au GANIL. Au cœur du détecteur, les collisions à hautes énergies entre un faisceau de xénon et une cible d’étain génèrent un magma de particules secondaires. Le fluide issu de cette fusion entre les ions lourds du faisceau et de la cible est constitué d’un véritable foisonnement de nucléons et de noyaux légers à une densité et une température très élevées, et qui se refroidit à mesure que les particules se dispersent. Dans le tandem entre expérimentateurs et théoriciens qui caractérise ce travail, le rôle des premiers a avant tout été de sélectionner les collisions les plus prometteuses pour l’analyse, soit les plus énergétiques, puis d’organiser les données les concernant en ensembles statistiques cohérents définis par leur temps d’émission. Les treize ensembles ainsi créés, mis bout à bout, retracent ainsi l’évolution de la matière issue des collisions tout au long de sa dispersion autour de la source.
Ces ensembles statistiques, aussi cohérents et fiables qu’ils puissent être, ne renseignent les théoriciens que sur la nature des particules en présence, et leur vitesse. Il leur revient, à partir de ces données, de remonter jusqu’aux caractéristiques intéressant les astrophysiciens, soit la manière dont l’environnement quantique des particules affecte leur masse, mais aussi la densité et la température de chaque ensemble, desquelles ces modifications dépendent. Une tâche titanesque au vu de la complexité des données, ce qui a poussé les scientifiques à adapter leurs méthodes. « Habituellement, les physiciens cherchant à mesurer une grandeur physique dans ce type de collisions varient les paramètres des modèles un à la fois pour les ajuster aux données, avec des hypothèses souvent peu contrôlées sur les autres paramètres inconnus, commente Francesca Gulminelli, Professeure universitaire au LPC Caen, qui a participé à l’analyse*. L’approche que nous avons développée nous permet d’optimiser tous les paramètres décrivant l’ensemble des données simultanément, de contrôler la précision des estimations et d’utiliser toute l’information contenue dans les données. Elle se base sur une méthode statistique dite d’inférence bayésienne ».
Dans le cadre de cette analyse bayésienne, les théoriciens créent un espace multidimensionnel des différents paramètres rentrant dans le modèle théorique décrivant la matière ultra-dense. Au départ, les valeurs des paramètres sont placées arbitrairement dans l’espace, au plus proche de là où les scientifiques pensent trouver une correspondance avec les données mesurées. Une marche aléatoire numérique permet d’explorer un très grand nombre de configurations dans cet espace à plusieurs dimensions et à attribuer à chacune d’entre elles une probabilité de compatibilité avec les données, jusqu’à l’obtention de la configuration de paramètres la plus probable. Résultat : les propriétés de la matière des collisions du GANIL et son refroidissement dans le temps ont pu être retrouvées, en tenant compte des incertitudes des mesures expérimentales.
« C’est un résultat sur lequel nous travaillons depuis longtemps, qui a été rendu possible par un effort collectif de longue haleine. Du côté des expérimentateurs, les analyses permettant de sélectionner et organiser les données ont demandé une grande maturité scientifique. Quant aux théoriciens, le développement de notre modèle statistique basé sur l’analyse bayésienne a demandé beaucoup de matière grise, mais aussi des outils informatiques performants et disponibles, explique Francesca Gulminelli. Ce recours aux inférences probabilistes a appelé un changement de culture au sein de notre communauté, qui n’avait pas l’habitude de les mobiliser. Force est de constater qu’elles ont fait leurs preuves dans le cadre de notre travail ».
Les caractéristiques thermodynamiques de la matière ultra-dense trouvées par le groupe international a vocation à améliorer les modélisations de l’effondrement des supernovæ, des phénomènes aussi mystérieux que les observations directes en sont rares. En effet, la caractérisation de la matière dense et chaude d’une supernova telle que permise par ce travail théorique fournit des données clé pour calculer la dynamique de son explosion sous l’effet de l’interaction avec les neutrinos générés en son sein. « Notre résultat est un point d’ancrage pour les études des supernovæ. L’étape suivante sera la construction de tables de données exhaustives qui pourront être directement utilisées par les astrophysiciens », termine Francesca Gulminelli.
*Francesca Gulminelli est la directrice de thèse la thèse de Tiago Custodio, qui signe cette analyse en tant que premier auteur.