Sophie Henrot-Versillé : « L’espace constitue un environnement unique pour l’observation des deux infinis »
Les lancements récents d’Euclid et SVOM en témoignent : l’Institut confirme son rôle croissant dans les grandes missions spatiales, au cœur de la recherche sur les deux infinis. Pour accompagner ce développement et coordonner les nombreuses initiatives dans ce domaine, un poste de délégué scientifique en charge des affaires spatiales a été créé cette année. Il est occupé par Sophie Henrot-Versillé, chercheuse à IJCLab, qui revient ici sur la montée en puissance du spatial au service de la science des deux infinis et sur les perspectives futures.
Comment la participation de CNRS Nucléaire & Particules à des missions spatiales se justifie-elle au regard de nos thématiques de recherche ?
L’étude des constituants fondamentaux de la matière et des interactions fondamentales qui les régissent mobilise un ensemble d’outils et d’approches complémentaires, parmi lesquels les missions spatiales jouent un rôle essentiel, aux côtés des accélérateurs, des laboratoires souterrains, des télescopes au sol… L’avantage de l’espace est qu’il constitue un environnement d’observation unique : il permet notamment de surveiller l’ensemble du ciel, d’observer les grandes échelles et, au-delà de l’atmosphère, d’avoir accès à des bandes de fréquences inaccessibles depuis le sol.
Ainsi, la participation de CNRS Nucléaire & Particules à ces missions s’inscrit comme un outil naturel parmi les moyens expérimentaux que nous utilisons, qu’il s’agisse d’étudier la matière noire et l’énergie noire afin de mieux comprendre la structure et l’évolution de l’univers, d’explorer les conditions de l’univers primordial, ou encore d’observer et de caractériser les phénomènes physiques associés aux événements extrêmes, comme, par exemple, ceux à l’origine de l’émission d’ondes gravitationnelles.
Par ailleurs, l’Institut dispose de plateformes d’irradiation ouvertes aux acteurs du spatial, permettant de réaliser des tests approfondis sur les détecteurs, l’électronique et les composants. Ces infrastructures, situées auprès d’accélérateurs (entre autres GANIL, et ALTO), offrent la possibilité de simuler les conditions radiatives rencontrées en orbite.
Ces plateformes sont également mises à profit pour des recherches fondamentales. L’Institut possède une expertise unique dans l’irradiation d’échantillons, entre autres issus de missions de retour d’échantillons extraterrestres. Ces études permettent de caractériser les effets des rayonnements sur la matière primitive et de mieux comprendre les processus de formation du disque protoplanétaire.
Dans quel contexte l’implication de CNRS Nucléaire & Particules dans ces missions a-t-elle démarré ?
L’implication de CNRS Nucléaire & Particules dans les grands programmes spatiaux a réellement pris son essor dans les années 1990–2000 en partenariat avec la NASA et le CNES.
Dès la fin des années 90, le LAPP, le LPSC et le LUPM ont participé à la construction de plusieurs sous-systèmes de l’expérience AMS (Alpha Magnetic Spectrometer), qui vise à explorer la composition des rayons cosmiques et la présence possible d’antimatière, depuis la station spatiale internationale. L’institut s’est ensuite impliqué dans l’instrument spatial de rayons gamma Fermi-LAT couvrant une gamme en énergie allant de 20 MeV à plus de 300 GeV. Le LLR, le LP2IB (ex CENBG) et le LUPM ont été engagés dans la conception du calorimètre, des tests en faisceau, et au développement des codes de simulations, tandis que le CC-IN2P3 contribuait à la production et la gestion des simulations. Enfin, trois laboratoires de l’institut (IJCLab, LPSC et APC) ont apporté des contributions substantielles au satellite Planck, développé par l’ESA, qui visait à mesurer les anisotropies de température du fond diffus cosmologique (CMB). A partir de leur intégration dans le consortium Planck en 1997, les laboratoires ont notamment livré l’ordinateur de bord de l’instrument HFI, supervisé l’électronique d’un des étages cryogéniques et participé à la calibration au sol.
Parallèlement, les laboratoires de l’Institut ont participé au développement et l’exploitation de plusieurs vols ballons, comme Archeops, Cocotte ou EUSO-Ballon, permettant de tester des détecteurs, d’étalonner des instruments et de réaliser des observations scientifiques à moindre coût. Ces vols ont souvent servi de bancs d’essai pour des technologies ensuite utilisées dans des missions spatiales, tout en fournissant des données précieuses sur le CMB, les rayons gamma et les rayons cosmiques.
Dans toutes ces missions, les équipes de CNRS Nucléaire & Particules ont joué un rôle déterminant autant pour les contributions instrumentales que pour l’analyse des données scientifiques, les simulations associées, ainsi que dans l’interprétation physique des résultats de ces missions.
Dans quelles missions spatiales l’institut est-il investi actuellement ? Quelle est leur actualité récente ?
L’institut est investi dans un grand nombre de projets spatiaux, en exploitation, en développement, ou à l’étude. Une représentation graphique est donnée ci-dessous.
L’Institut est notamment impliqué dans deux missions aujourd'hui en phase d’exploitation, en collaboration avec le CNES, le CEA ainsi que d’autres instituts du CNRS, notamment CNRS Terre & Univers.
Il s’agit tout d’abord d’Euclid, un télescope spatial de l’ESA visant à mieux comprendre la nature de l’énergie sombre, responsable de l’accélération de l’expansion de l’Univers. Depuis son lancement en juillet 2023, Euclid a fourni d’abondantes données sur la distribution des galaxies. Un premier lot de données, couvrant trois zones du ciel totalisant 63 degrés carrés, a été rendu public en mars 2025. Ces données ont permis la publication de 39 articles. Les premiers résultats cosmologiques sont attendus pour l’année prochaine ! Les laboratoires de CNRS Nucléaire & Particules impliqués sont le CPPM, l’IP2I, l’APC, et le LPSC.
L’institut est également impliqué dans le satellite SVOM, un satellite franco-chinois dédié à l’étude des phénomènes astrophysiques transitoires, en particulier des sursauts gamma. Depuis son lancement en juin 2024 (CNES–CNSA), ce télescope a déjà détecté près d’une centaine de sursauts gamma, dont le troisième sursaut le plus lointain détecté à ce jour. Les laboratoires de CNRS Nucléaire & Particules impliqués sont l’APC, le LUPM, le CPPM, et IJCLab.
En quoi la participation de l’institut à ces missions a-t-elle permis de faire avancer la recherche dans la physique des deux infinis jusqu’à présent ?
Difficile de faire un état des lieux exhaustif mais on peut prendre deux exemples.
Pour Fermi, les équipes de l’Institut ont joué un rôle clé dans l’analyse des données, en particulier dans la détection et la caractérisation des sources gamma, ce qui permet de mieux comprendre l’origine des rayons cosmiques, l’environnement des objets astrophysiques extrêmes (pulsars, supernovae, trous noirs) et les mécanismes de production de ces radiations. De plus, l’Institut a été largement engagé dans la recherche de signatures indirectes de matière noire via ces observations, et a permis de poser des limites sur les sections efficaces d’annihilation des WIMPs (de quelques GeV à plusieurs dizaines de TeV).
La participation de l’Institut à la mission Planck a permis des avancées majeures en cosmologie, en fournissant les mesures les plus précises des anisotropies de température du fond diffus cosmologique, et de sa polarisation aux grandes échelles. Ces données ont consolidé le modèle standard de la cosmologie (ΛCDM), permis une détermination fine des paramètres cosmologiques (âge de l’Univers, taux d’expansion, contenu en matière noire et énergie noire) et contraint fortement les scénarios d’inflation et font encore référence aujourd’hui. L’Institut a contribué de manière significative à l’analyse des données, la production des cartes, l’établissement des fonctions de vraisemblance et les analyses statistiques fréquentistes et Bayésiennes pour l’inférence des paramètres cosmologiques.
L’investissement dans le spatial a-t-il permis de développer de nouvelles expertises techniques au sein de l’institut ?
Effectivement, il y a de nombreux aspects qui ont permis de renforcer les expertises au sein de l’Institut, que ce soit sur l’électronique et sa spatialisation, sur la mécanique et les aspects spécifiques au spatial, comme la prise en compte des contraintes de masse, de vibration ou de tenue thermique, ainsi que la maîtrise de logiciels de conception dédiés. Une expertise notable a aussi été développée dans le domaine des logiciels embarqués, avec la mise en œuvre de codes à haute fiabilité, soumis à des exigences strictes de robustesse, de redondance et de vérification.
L’institut a également renforcé ses compétences en gestion de la qualité projet, avec l’intégration de méthodologies inspirées des standards du CNES, en particulier sur les processus d’assurance qualité, de traçabilité et de documentation. La culture projet de l’institut s’est rapprochée de celle du CNES, en particulier sous l’impulsion de Rodolphe Cledassou, ancien directeur technique de l’Institut.
Par ailleurs, les équipes de CNRS Nucléaire & Particules sont historiquement impliquées sur tous les maillons de la chaîne expérimentale — du développement du cœur des instruments à l’interprétation physique des données, en passant par la maîtrise des performances et l’étalonnage. Cette expertise intégrée leur permet de mieux contrôler les erreurs systématiques et d’assurer la robustesse scientifique des résultats. Cette culture est parfaitement adaptée aux besoins du spatial, où chaque instrument doit fonctionner sans intervention possible, et absolument nécessaire pour garantir la qualité et la fiabilité des données scientifiques collectées.
Quel rôle joue le partenariat avec le CNES dans la participation de CNRS Nucléaire & Particules aux missions spatiales ?
Le partenariat entre CNRS Nucléaire & Particules et le CNES constitue un pilier essentiel de la participation de l’Institut aux missions spatiales. Le CNES, en tant qu’Agence Nationale pour la Recherche Spatiale, joue un rôle déterminant : il finance les équipements, les phases de développement, des personnels CDD, et assure l’interface avec les agences internationales (ESA, JAXA, NASA). Mais au-delà du soutien financier, c’est une véritable collaboration entre le CNRS et le CNES qui s’est construite, chacun apportant ses compétences complémentaires – en ingénierie, en technologie, et en exploitation scientifique – au service des projets.
Les activités spatiales de l’institut ont-elles vocation à continuer à se développer à l’avenir ?
Oui, en fonction des sélections opérées par les agences spatiales comme l’ESA ou la JAXA. L’Institut est actuellement impliqué dans plusieurs projets majeurs, tels que l’observatoire spatial d’ondes gravitationnelles LISA, le satellite LiteBIRD dédié à l’étude de la polarisation du rayonnement fossile, l’observatoire spatial de sursauts gamma THESEUS et l’observatoire spatial à rayons X NewAthena. Il investit également dans le domaine des petits satellites, en particulier avec le projet ComCube‑S, dont l’objectif est de mesurer la polarisation des sursauts gamma. D’autres initiatives, comme CosmoCal, conçu pour étalonner les télescopes terrestres d’étude de la polarisation du rayonnement fossile en émettant un signal artificiel depuis l’orbite terrestre, illustrent comment une mission spatiale peut renforcer les performances scientifiques des instruments au sol.
Enfin, des équipes de l’Institut ont récemment répondu à deux appels à mission de l’ESA. Dans ce contexte, le CNES a organisé en juin une revue nationale des propositions françaises, afin d’évaluer leur maturité scientifique et technique et de coordonner au mieux la contribution nationale à cette phase de sélection. Ces propositions sont actuellement en cours d’évaluation dans le cadre d’un processus de sélection compétitif, qui déterminera les concepts retenus pour les prochaines grandes missions du programme scientifique de l’ESA.