La première analyse conjointe entre les expériences T2K et NOvA apporte une pièce de plus au puzzle des neutrinos
Les expériences T2K, au Japon, et NOvA, aux États-Unis, explorent depuis plusieurs années l’oscillation des neutrinos, phénomène par lequel cette particule insaisissable qui imprègne tout l’Univers change d’identité au cours de son trajet. Pour la première fois, les deux grandes collaborations ont publié une analyse combinée de leurs données dans la revue Nature. La mise en commun de plus de dix ans de prise de données a permis de réaliser une mesure d’une précision inégalée de certains paramètres de l’oscillation de neutrinos. La mesure précise de la probabilité d’oscillation des neutrinos et celle de leurs antiparticules pourrait permettre, à terme, de mettre en évidence une asymétrie fondamentale dans le comportement de la matière et de l’antimatière dans l’Univers, qui bouleverserait notre compréhension du monde quantique tel que décrit par le modèle standard de la physique des particules.
Il est bien connu que les neutrinos ne s’arrêtent pas aux frontières : ces particules fantômes n’interagissant quasiment jamais avec la matière, elles traversent les nations et les planètes sans discrimination dans leur course folle à travers l’Univers. Les expériences concurrentes T2K et NOvA se sont récemment inspirées de leurs particules fétiches, qu’elles chassent sans relâche en se tendant la main depuis leurs continents respectifs : en octobre, les deux expériences ont publié dans la revue Nature une analyse conjointe basée sur la mise en commun de données issues de 15 ans d’observations expérimentales pour T2K et 11 pour NOvA. Un travail collaboratif inédit pour les deux expériences, qui permet d’enrichir notre compréhension de l’oscillation des neutrinos, un phénomène par lequel ces particules se métamorphosent spontanément entre leurs trois variétés au cours de leur trajet.
Cette analyse commune a avant tout été rendue possible par la proximité entre les principes de détection des deux expériences. Il s’agit dans les deux cas d’expériences dites « à longues lignes de base » dans lesquelles un faisceau de neutrino est généré par un accélérateur de particules, capté une première fois par un détecteur proche de la source puis une seconde fois par un détecteur éloigné de plusieurs centaines de kilomètres. Cette double détection permet de comptabiliser la proportion de neutrinos ayant oscillé d’une variété à une autre pendant leur trajet à travers la croute terrestre. T2K, qui bénéficie de contributions des laboratoires CNRS Nucléaire & Particules ILANCE, LLR et LPNHE, exploite ainsi au Japon un faisceau de 295 km jusqu’au détecteur Super-Kamiokande, une immense cuve d’eau ultrapure enterrée sous la montagne. NOvA, de son côté, exploite un faisceau de 810 km à travers le Midwest américain jusqu’à un détecteur de scintillateur liquide de 14 000 tonnes.
« Le principe similaire des deux expériences rend l’analyse conjointe possible, explique Claudio Giganti, chercheur au LPNHE et membre de la collaboration T2K, mais ce sont leurs différences et donc leurs complémentarités qui la rendent intéressante. Chaque expérience, isolément, reste limitée par le faible nombre d’événements détectés. Mais en combinant nos données et nos approches, nous pouvons augmenter notre statistique pour réduire nos incertitudes. La différence de longueur du faisceau entre les deux expériences est également un atout en cela qu’elle nous permet de mieux identifier les effets de matière, soit l’influence de la quantité de matière traversée par les neutrinos sur leur oscillation ».
Et les résultats sont au rendez-vous : la combinaison des données expérimentales a permis d’établir une mesure d’une précision inégalée de l’oscillation du neutrino. Or, obtenir des mesures toujours plus précises de la probabilité de cette oscillation chez les neutrinos et leurs antiparticules, les antineutrinos, permettra à terme d’établir dans quelle mesure cette probabilité est déterminée par la hiérarchie entre les trois états de masse du neutrino (qui s’enchevêtrent dans chacune des trois variétés du neutrino), ou par une asymétrie fondamentale entre le comportement de la matière et de l’antimatière, qui, si elle venait à être avérée, bousculerait notre compréhension des origines du cosmos. Ces deux facteurs pouvant causer les mêmes effets, il s’agit de les départager, ce à quoi peuvent contribuer les comparaisons des données de T2K et de NOvA, dont les faisceaux de neutrinos se distinguent par leur énergie et la quantité de matière traversée.
Cette nouvelle étude ne permet pas d’affirmer avec certitude si la probabilité d’oscillation des neutrinos et des antineutrinos est gouvernée par la hiérarchie des masses ou l’asymétrie entre matière et antimatière. Cependant, elle apporte une nouvelle pièce à ce puzzle en prévoyant que, dans l’un des scénarios de hiérarchie des masses théorisés par les physiciens, les disparités dans la fréquence d’oscillation des neutrinos et des antineutrinos auraient pour cause une asymétrie fondamentale entre matière et antimatière. « Notre résultat est un pas en avant, mais de nombreuses observations supplémentaires devront être effectuées avant qu’il ne nous éclaire concrètement sur le neutrino et l’antimatière, commente Claudio Giganti. Nous comptons pour cela sur les futures prises de données de T2K et NOvA, mais aussi sur la prochaine génération d’expériences, d’Hyper-Kamiokande au Japon à JUNO en Chine en passant par DUNE aux Etats-Unis et KM3NeT en Méditerranée, pour nous en dire plus sur l’ordre des états de masse puis, en s’appuyant sur des résultats comme le nôtre, sur l’asymétrie entre matière et antimatière dans le secteur des neutrinos ».
Au-delà de ses apports directs à la physique des neutrinos, cette analyse conjointe T2K/NOvA démontre que la collaboration entre deux expériences concurrentes est non seulement possible mais aussi féconde à la condition que les équipes soient prêtes à faire tomber leurs barrières culturelles et apprendre des méthodes de leurs partenaires : « Pendant plus de cinq ans, notre groupe de travail conjoint a dû confronter les méthodes, vérifier les extrapolations et valider la compatibilité des modèles grâce à des tests sur des fausses données, pour s’assurer qu’aucune collaboration n’introduisait de biais systématique dans l’extraction des paramètres d’oscillation. Un travail minutieux qui nous a demandé de quitter nos certitudes et de construire une relation de confiance », souligne Claudio Giganti.
Cette recette gagnante pourrait bien faire des émules : la collaboration entre T2K et NOvA, qui fait suite à la publication d’une analyse conjointe en 2024 entre les collaborations T2K et Super Kamiokande, démontre que les géants de la science des neutrinos de demain que sont Hyper Kamiokande, DUNE, KM3NeT/Orca et JUNO auront tout à gagner à échanger et partager leurs données pour faire avancer la science des neutrinos.