Beatriz Jurado, directrice de recherche au Centre d'études nucléaires de Bordeaux Draguigan (CENBG)
Beatriz Jurado, directrice de recherche au Centre d'études nucléaires de Bordeaux Gradigan (CENBG), est lauréate d'une bourse ERC Advanced avec son projet NECTAR.Image Beatriz Jurado CNRS/IN2P3

Beatriz Jurado lauréate de l’ERC Advanced

Bourse et prix

Le 31 mars 2020, Beatriz Jurado, chercheuse au CENBG, a reçu la prestigieuse bourse ERC Advanced pour son projet de recherche NECTAR. La physicienne nucléaire va désormais pouvoir concrétiser son ambitieux projet d’étude des réactions neutroniques sur des noyaux très radioactifs auprès d’un des anneaux de stockage d’ions lourds de GSI/FAIR. Entretien.

Sur quelle thématique portent vos recherches ?

Je m’intéresse aux réactions induites par les neutrons. Ces réactions sont à l’origine de la formation des noyaux les plus lourds dans l’univers. Ce sont elles aussi qui produisent les réactions de fission des noyaux d’uranium dans les réacteurs nucléaires, où l’électricité est produite. Elles se produisent quand un neutron frappe et s’intègre à un noyau lourd, il peut soit en provoquer la fission, soit entrainer l’émission d’une cascade de photons gamma et la formation d’un nouvel isotope, ou simplement se finir par la réémission du neutron. L’étude de ces réactions nous permet donc d’affiner les scénarios de formation des éléments lourds, mais aussi de concevoir les réacteurs de nouvelle génération capables de transmuter les déchets nucléaires ou d’utiliser des combustibles innovants à base de Thorium.

En quoi consiste votre projet retenu par l’ERC ?

L'idée est de déterminer de manière indirecte les sections efficaces (ndlr : probabilité d’interaction d’une particule pour une réaction donnée) des réactions neutroniques sur des noyaux très radioactifs en utilisant des détecteurs placés sur un anneau de stockage. Il faut bien comprendre que l’étude des noyaux très radioactifs est quasiment impossible à mener tant il est compliqué de faire des cibles et de travailler avec. Alors plutôt que de provoquer directement les réactions en bombardant des cibles avec des neutrons, nous les imitons. Nous utilisons un faisceau d’ions radioactifs que l’on fait interagir avec une cible de deutérium pour qu’ils y captent des neutrons au passage. Cette méthode dite de substitution est la meilleure façon de se rapprocher d’une réaction neutronique en cinématique inverse. Ce principe est déjà utilisé depuis des années auprès d’accélérateurs d’ions, mais il n’a jamais été utilisé sur un anneau de stockage d’ions lourds. Pourtant c’est l’endroit idéal pour le faire.

Quel avantage procure donc l’utilisation d’un anneau de stockage ?

Premier avantage, les anneaux produisent des faisceaux radioactifs d’une qualité extraordinaire. Typiquement, dans l’anneau de stockage CRYRING de l’installation GSI/FAIR en Allemagne où nous allons travailler, le faisceau ne dépasse pas quelques millimètres de diamètre et son énergie est très précise.  Autre avantage majeur, dans l’anneau les ions font typiquement un million de tours par seconde. Ils passent et repassent dans la cible tant de fois, qu’une cible de type gaz-jet de très faible densité suffit, garantissant de fait une grande pureté et supprimant le besoin d’utiliser un support. C’est crucial car les cibles standards dégradent le faisceau et génèrent un bruit de fond qui rend ces mesures quasi illisibles. De plus, l’anneau rétablit la qualité du faisceau après chaque passage à travers la cible. Enfin, grâce à la cinématique inverse et aux dipôles magnétiques de l’anneau, les produits de décroissance seront parfaitement séparés et détectés avec des efficacités proches de 100%.

Vous envisagez aussi d’utiliser des cellules photovoltaïques au lieu de détecteurs au silicium, pourquoi ?

Les cellules photovoltaïques que l’on utilise sur les toits pour la production d’électricité, sont aussi très appropriées pour la détection d’ions lourds. Leur résolution en énergie et en temps est un peu moins bonne que celle des « détecteurs Si », mais elles restent parfaitement adaptées à nos besoins. Surtout, elles coûtent environ 5 euros pièce, au lieu de plusieurs milliers d’euros pour les détecteurs silicium, tout en étant plus résistantes à l’irradiation. Ce dernier point est très important quand on travaille sur un anneau. En effet, le principal challenge imposé par l’anneau est qu’il nécessite de l’ultra vide pour faire circuler les ions. Un vide 5 à 6 ordres de grandeur plus poussé que le vide des expériences standards, et qui pose des contraintes importantes sur les systèmes de détection placés dedans. Notamment en terme de robustesse, car lorsqu’il faut remplacer un détecteur abimé il faut casser le vide et rétablir l’ultravide peut prendre plusieurs jours, voire semaines…

Quel va être le calendrier de ces travaux de recherche ?

Le projet a une durée totale de 5 ans. D’abord nous finaliserons les simulations de notre dispositif expérimental, puis nous définirons ses caractéristiques et le construirons.  J’estime que la construction du dispositif prendra environ 3 ans. Une fois le dispositif prêt, il sera installé auprès de CRYRING et la première expérience aura lieu. Nous ferons interagir un faisceau de 238U avec une cible de deutérium. Ensuite les données récoltées seront analysées et interprétées. Ce sera une expérience de type « proof of concept » qui permettra d’établir les basses d’une toute nouvelle génération d’experiences de haute résolution pour la mesure indirecte des sections efficaces neutroniques d’un grand nombre de noyaux instables !

Anneau CRYRING à GSI/FAIR
L'anneau CRYRING à GSI/FAIR en Allemagne où Beatriz Jurado va installer les détecteurs de son expérience NECTAR. Dans cet anneau plongé en ultra vide, un faisceau d'ions lourds circule à raison de 1 million de tours par seconde. Photo : J. Hosan/GSI Helmholtzzentrum für Schwerionenforschung GmbH

Comment l’idée de ce projet a-t-elle germé et s’est développée ?

J’ai eu l’idée de mon projet il y a 5 ans, ensuite j’ai commencé à en discuter avec les collègues du GSI/FAIR et de l’institut Max Planck de physique nucléaire de Heidelberg, qui sont les experts mondiaux en anneaux de stockage d’ions lourds. J’ai aussi échangé avec des collègues de mon laboratoire, le CENBG, et du CEA-DAM avec qui je travaille depuis des années. Avec deux excellents post-docs nous avons réalisé les premières simulations de ce type d’expérience. Puis, nous avons travaillé avec plusieurs ingénieurs du CENBG pour poursuivre les études de faisabilité et réaliser des tests sur les cellules photovoltaïques dans mon laboratoire et au GANIL. Ensuite, tout s’est accéléré fin 2018, quand GSI/FAIR et l’institut Max Planck de Heidelberg m’ont invitée en Allemagne. Ce séjour de quatre mois a été l’occasion de discuter avec mes collègues allemands de tous les détails du projet et de consolider notre collaboration. Après ça nous étions tous convaincus que les anneaux de stockage étaient l’endroit idéal pour étudier les réactions de substitution en cinématique inverse.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de déposer un dossier d’ERC ?

Après avoir donné un séminaire sur le sujet à l’institut Max Planck de physique nucléaire de Heidelberg en Allemagne, un collègue de cet institut, lui-même lauréat de deux bourses ERC Advanced, m’a demandé pourquoi je ne faisais pas une demande d’ERC. Alors, je me suis dit qu’il fallait que j’essaie… J’avoue quand même que je ne croyais pas trop dans mes chances, car les lauréats des bourses ERC Advanced sont souvent des scientifiques très renommés, parfois même des prix Nobel…

Est-ce que la démarche a été difficile ?

Il y a une grande compétition pour ces bourses et le taux de réussite est très faible. Il fallait donc que toutes les idées sur les objectifs, les étapes à suivre et les risques soient très clairs dans ma tête. J’ai donc pris mon temps pour murir le projet. Lors du montage, la délégation régionale du CNRS en Aquitaine m’a donné des conseils très utiles et j’ai également pu profiter d’une conférence qu’ils avaient organisée avec l’université de Bordeaux sur ces bourses. Par contre, étant donné que la date limite de soumission était fin août, j’ai passé une partie des vacances d’été 2019 à travailler sur le dossier. Enfin, avant sa soumission, j’ai fait lire mon projet à un grand nombre de collègues, y compris des non physiciens. Je voulais voir s’ils pouvaient sentir l’intérêt et le caractère innovant du projet.

Ce doit être un moment particulier pour une chercheuse de recevoir une ERC Advanced ?

Oui c’est formidable, c’est un rêve qui se réalisé enfin ! J’ai encore du mal à y croire ! Je suis très heureuse que l’ERC ait reconnu la qualité du projet et me fasse confiance pour le mener à bien, c’est une énorme reconnaissance ! En même temps je ressens une immense gratitude envers tous ceux qui m’ont soutenue tout le long du processus. Et puis, nous allons enfin pouvoir passer des simulations et études à la construction et aux mesures. Maintenant c’est parti!

Contact

Emmanuel Jullien
Responsable du service communication de l'IN2P3