Le climat passé de l’Aquitaine révélé par ses eaux souterraines

Résultats scientifiques

Sous les pieds des néo aquitains, des eaux dorment pour certaines depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. En analysant leur contenu en gaz rares, l’équipe de Bernard Lavielle au CENBG a réussi l’exploit d’en déduire une courbe de l’évolution de la température moyenne dans la région depuis 35 000 ans.

Courbe d'évolution des températures
35000 ans de variation des températures moyennes en Aquitaine. Les températures de la dernière période glaciaire (avant -10 000) sont plus de 5°C en dessous de la température moyenne de tout l’Holocène, période qui va de -11 700 à aujourd’hui. La courbe bleue clair représente les variations de températures observées dans la glace du Groenland déduites de la composition isotopique de l’eau et normalisées aux températures maximales et minimales de l’Aquitaine / Image Bernard Lavielle CENBG 2019

Vous ne rêvez pas ! Ce sont bien 35 000 ans de météo qui se déploient sur ce graphe. Plus exactement 35 millénaires de fluctuations de la température absolue moyenne en Aquitaine mesurés par une équipe du Centre d’études nucléaires de Bordeaux Gradignan (CENBG). Peu de laboratoires dans le monde sont en mesure de réaliser ce type de « bulletin météo », et si le CENBG se distingue aujourd’hui il le doit à Bernard Lavielle, un de ses chercheurs qui depuis 40 ans développe l’expertise de l’unité dans la spectroscopie de masse, et tout particulièrement dans celle des gaz rares. « A l’origine il s’agissait de conduire des recherches de physique nucléaire » explique le chercheur, « mais progressivement nous avons cherché à nous ouvrir à d’autres applications comme étudier le combustible nucléaire, mesurer le temps de séjour d‘une météorite dans l’espace ou, comme aujourd’hui, à faire de la paléoclimatologie avec des eaux souterraines ». Car les gaz rares sont des indicateurs bien pratiques. Ils sont très stables et la plus grande partie provient directement de l’atmosphère. La croûte terrestre ne contribue que faiblement à leur présence dans les eaux souterraines. Donc si on en décèle dans de l’eau souterraine vieille de 25 000 ans, c’est qu’il est descendu avec elle depuis la surface. Voilà comment.

Prélèvement d'eau
L’eau est prélevée sur des captages d’eau potable de la région. Elle est recueillie dans un tube de cuivre qui est pincé pour le refermer hermétiquement. Ici les chercheurs laissent couler de l’eau afin de bien chasser tout l’air du tube avant de le pincer. Image Florian Freundt

Plus l'eau est froide, plus elle se charge en gaz

Imaginez une belle étendue d’eau dans laquelle s’ébattent quelques mammouths il y a 25 000 ans. Au contact de l’atmosphère, cette eau piège par dissolution de l’oxygène, de l’azote, mais aussi toute la panoplie des gaz rares présents dans l’air, comme le néon, l’argon, le krypton ou le xénon. L’ensemble de ces gaz s’insinuent dans le liquide jusqu’à atteindre une concentration maximale dépendante de la température de l’eau. Plus il fera froid, plus la concentration gazeuse sera forte. Ainsi, l’eau à 6°C dans laquelle barbotent nos mammouths est 50% plus concentrée en xénon qu’une eau à 18°C. L’histoire se poursuit avec la plongée du liquide par gravité dans les profondeurs de la Terre. Progressivement il s’isole de l’atmosphère et la montée en pression piège définitivement les gaz qui s’y trouvent. Pendant ce temps, quelques dizaines ou centaines de mètres plus haut, le climat se réchauffe, les mammouths tirent leur révérence, et l’homme fait sa révolution néolithique. Lorsque 25000 ans plus tard Bernard Lavielle vient prélever avec d’infinies précautions un échantillon d’eau ponctionné dans les profondeurs de l’Aquitaine, il manipule donc bien du xénon qui a côtoyé les mammouths. Ne reste plus qu’à en mesurer la concentration.

Infographie expérience
La mesure de concentration des gaz rares s’effectue avec un spectromètre de masse. Image Bernard Lavielle, CENBG

Une température moyenne de 5,9°C

L’équipe utilise pour cela un des spectromètres de masse du laboratoire. Mais surtout elle met en œuvre un protocole subtil qui permet de déterminer la concentration absolue des différents gaz. « Nous enrichissons l’eau du prélèvement avec des gaz mono isotopiques étalons, comme de l’Argon 36 ou du Xénon 131, dont nous connaissons précisément la concentration » détaille Bernard Lavielle, « ainsi lorsque l’on mesure les courants d’ions dans le spectromètre de masse, les petits excès enregistrés pour ces isotopes nous donnent un lien direct avec la concentration des différents gaz du mélange. » Dans le même temps, une équipe du laboratoire Géoressources et Environnement de l’université Bordeaux Montaigne date les eaux au carbone 14. Une autre équipe du Bureau de recherche géologique et minière (BRGM Nouvelle Aquitaine) s’intéresse quant à elle à l’oxygène et à l’hydrogène. Le tableau est dès lors complet. Il a donné lieu à la publication d’un article dans Hydrogeology journal . On y apprend entre autre qu’il y a 24 000 ans il ne faisait pas bon s’attarder dehors. La température au sol tournait en moyenne autour de 5,9°C soit environ 6° en dessous de la température actuelle. Normal, à cette époque la Terre était en pleine période glaciaire ! Mais tout de même, ce 5,9°C vient confirmer ce que les données disponibles n’arrivaient pas à trancher jusqu’à présent, que le climat local n’était pas suffisamment froid pour maintenir un sol gelé en permanence. Ceci expliquerait pourquoi la région n’a pas souffert de l’énorme déficit en eaux souterraines enregistré plus au nord en Europe pendant plus de 10 000 ans, là où justement le sol était imperméabilisé par le gel et les glaciers. Forte de ce premier résultat, l’équipe pourrait s’attaquer à l’analyse des eaux du sud du bassin pour compléter le tableau.

Cette étude est le fruit d’une collaboration dans laquelle ont participé : le BRGM Nouvelle Aquitaine, le CENBG (CNRS/Université de Bordeaux), le laboratoire Géoressources et Environnement (Bordeaux INP/Université Bordeaux Montaigne), et l’Inrap/PACEA (CNRS/Université de Bordeaux/Ministère de la culture)

Dater des eaux de plus d’un million d’années

L’eau du bassin aquitain n’est pas la seule à être explorée par l’équipe de Bernard Lavielle. Les chercheurs ont notamment été sollicités pour la datation des eaux du site d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure dans la Meuse. Au-dessus du site, les eaux ont plus de 100 000 ans et en dessous probablement plus d’1 million d’années. A de telles échelles de temps, le carbone 14 est hors-jeu avec sa demie-vie de 5700 ans. Il faut donc trouver un nouveau chronomètre compatible avec ces échelles de temps géologiques. « Le chlore 36 est apparu comme un bon candidat au premier abord, il est produit dans l’atmosphère et sa période est de 301 000 ans » indique Bernard Lavielle. « Malheureusement nous nous sommes rendus compte que cet isotope était également produit dans les eaux très salées par la radioactivité naturelle du sol, créant un bruit de fond rédhibitoire ». Du coup les chercheurs du CENBG se sont tournés vers le krypton 81, produit lui aussi dans l’atmosphère et dans laquelle sa concentration est stable depuis 10 millions d’années. Il possède par ailleurs une demie-vie de 229 000 ans, et surtout il n’est pas produit dans le sous-sol. Son unique défaut est d’être très rare : quelques centaines d’atomes par litre d’eau. Depuis 10 ans l’équipe développe donc un spectromètre spécial, où l’ionisation est réalisée avec un laser, et l’analyse spectroscopique effectuée par mesure du temps de vol. La technique fonctionne mais peine encore à distinguer les rares noyaux de krypton 81 dans la masse des noyaux stables. C’est pourquoi l’équipe peaufine actuellement un protocole d’enrichissement isotopique pour lui faciliter le travail. Ce chronomètre géologique encore très peu utilisé dans le monde permettra de faire un bond considérable dans la datation des eaux anciennes ou des glaces polaires.

Contacts :

Bernard Lavielle
Chercheur au CENBG
lavielle@cenbg.in2p3.fr

Emmanuel Jullien
Chargé de communication
emmanuel.jullien@in2p3.fr